PubGazetteHaiti202005

Opinion/Témoignages :  30 septembre 91- L’armée d’Haïti et son coup d’État contre le rêve fou que le peuple croyait lavalassement possible avec le jeune prêtre Jean-Bertrand Aristide. 

Ex President Jean-Bertrand Aristide

Comprendre l’insécurité d’aujourd’hui, les cas de kidnappings spectaculaires, la corruption dans les institutions de l’État, les autorités soumises, immorales, arrogantes et incompétentes aussi bien de l’ingérence de l’international dans les affaires politiques du pays, c’est comprendre, malheureusement pour le malheur du pays, comment les laboratoires de tous les maux d’Haïti étaient contre le projet de développement que charriait le mouvement du 16 décembre 1990.

 

Tandis qu’en Haïti comme dans les communautés haïtiennes en diaspora on se préparait pour les élections générales du dimanche 16 décembre, très tôt le samedi 15, je recevais un coup de fil de mon père pour m'annoncer que ma mère, qui souffrait d’un cancer depuis des années, était décédée.  Donc, après le choc de cette triste nouvelle, c’était contre moi et avec le cœur lourd que je suivais le lendemain la journée électorale du dimanche 16 décembre.  

Comme tout était arrivé au cours du weekend, pendant que je suivais les toutes dernières nouvelles sur le processus électoral, je planifiais en même temps ma rentrée en Haïti. Après avoir fait certains préparatifs liés à l’enterrement, quelques jours après, ma femme et moi, nous nous sommes rendus en Haïti pour les funérailles de ma mère qui devait avoir lieu le samedi 22 décembre à la Première Église Baptiste de la rue de la Réunion, à Port-au-Prince.    

 

Après les funérailles, ma femme et moi, nous avions décidé de poursuivre notre séjour au pays jusqu’au 6 janvier 1991.  C'était une façon de passer les fêtes de fin d’année en famille et avec certains amis.  À la résidence de mes beaux-parents qui était à l’Avenue Ducoste, au Champ-de Mars à Port-au-Prince, je recevais la visite des amis pour parler de tout et surtout de la politique.  Donc, on ne pouvait pas discuter de la politique haïtienne à l'époque sans parler de Jean-Bertrand Aristide et le raz-de-marée des lavalas aux dernières élections.   

 

Qu’ils furent des commentaires du profane, des analystes politiques et d’autres gens de tendances opposées, mais qui étaient soucieux des problèmes d’instabilité de cette ile de la Caraïbe, donc on parlait de l’avenir d’Haïti.  L'opinion publique était unanime à reconnaître l’élu des élections du 16 décembre 1990 comme celui qui devrait sortir Haïti du marasme économique et social dans lequel se trouvait le pays depuis son indépendance en 1804.  

 

Ainsi, comme il était annoncé par les membres du CEP (Conseil Électoral Provisoire), quelques jours avant les fêtes du nouvel an, les résultats des élections furent publiés. Comme on s’y attendait, sans grande surprise, le jeune prêtre de Saint Jean Bosco avait, avec 67,48% de votes, non seulement gagné les présidentielles, mais de par sa popularité au niveau national, il avait permis à sa plateforme politique de rafler presque tous les postes au niveau de la Chambre des députés et du sénat de la république. Ce n’était pas différent non plus pour les élections municipales à travers tout le pays.

 

Entre-temps, comme je devrais retourner à New York pour reprendre le boulot et aussi me préparer pour commencer mes études universitaires, le dimanche 6 janvier 1991, j’étais à l’aéroport de Port-au-Prince pour prendre l’avion à destination des États-Unis d’Amérique. Sur mon parcours de la résidence de mes beaux-parents au Champ de Mars jusqu’à l’aéroport de Maïs Gâté de Port-au-Prince, c’était non seulement une ville calme et propre, mais aussi on pourrait lire sur le visage de presque chaque citoyen des reflets d'optimisme et d’espoir.  C’était comme si leur regard exprimait quelque chose du genre : un peu de patience, tout allait changer après l’investiture du président élu.  Mais avec les macoutes, tout était possible.  Puisqu’au moment où on ne s’attendait pas à un coup de force, dans la nuit du dimanche 6 et de la matinée du lundi 7 janvier, avec leurs alliés, les macoutes étaient à pied d’œuvre en vue de satisfaire leurs petits intérêts mesquins.

 

Si le 29 novembre 1987, avec la complicité de l’armée, les macoutes avaient assassiné des électeurs dans les bureaux de votes, particulièrement ceux de la Ruelle Vaillant à Lalue, Port-au-Prince, par contre, lors du scrutin de décembre 1990, avec la détermination de l’OEA et de l’ONU, en termes de sécurité, tout était sous forte surveillance. 

 

Mais connaissant le caractère réfractaire des macoutes, de certains militaires et de certains secteurs bourgeois, la menace d'un éventuel coup d'État ne relevait nullement de la fiction. Ils attendaient juste une occasion pour frapper.  

 

Le coup d’État manqué de Roger Lafontant

 

Ce dimanche après-midi, comme l’avion était en retard de quelques heures, donc, pour tuer le temps, j’ en avais profité pour faire d’autres courses et rencontrer des amis qui n’habitaient pas loin de l’aéroport. Il était très tard lorsque ma femme et moi, nous nous étions embarqués au bord de l’American Airlines pour New York. À peine arrivé chez moi après minuit, un ami m’avait appelé pour me demander si j’étais au courant d’un coup d’État au pays. Ma réponse fut non...pratiquement impossible. J’avais laissé un pays calme qui se préparait à fêter l’investiture du président Aristide le 7 février, ai-je répondu à mon ami.

 

Après avoir raccroché, pour pouvoir vérifier l’information, j’avais placé plusieurs autres coups de fil. Effectivement, mon ami avait raison.  C’était confirmé que l’ancien homme fort de la dynastie des Duvalier était au Palais national pour, dans un message télévisé, se proclamer président d’Haïti.  Comment comprendre le retour en force de ces macoutes au timon des affaires politiques du pays ? 

 

Il est vrai que Dr. Lafontant avait toujours rêvé de diriger Haïti, mais l’idée de ce coup d’État était venue non seulement après son renvoi du processus électoral de 1990 par le Conseil Électoral Provisoire d’alors, mais comme la victoire d’Aristide au scrutin du 16 décembre faisait peur, donc il fallait agir et le plus rapidement possible pour éviter son investiture au pouvoir. Selon les prescrits de la constitution de 1987, tous les barons zélés du duvaliérisme devraient rester à l’écart de la politique pour les dix prochaines années à venir.  Donc, en tant qu’un zélé serviteur du régime rétrograde des Duvalier père et fils, Lafontant n’était pas autorisé à prendre part aux élections.  Dès lors, l’ancien ministre de l’Intérieur de Jean-Claude Duvalier, planifiait avec ses alliés Tontons macoutes, les militaires et la bourgeoisie, le coup contre Madame Trouillot, mais il voulait aussi par la même occasion, barrer la route à l’investiture de Jean-Bertrand Aristide le 7 février 1991.  

 

Qui était derrière ce coup ? Pourquoi, dans l’ère du nouvel ordre mondial, un candidat démocratiquement élu dans une élection supervisée par des observateurs nationaux et internationaux ne peut même pas trouver le temps de prêter serment ? D’où venait cet attachement viscéral au totalitarisme et à l’autocratie ? En tout cas, pendant que Roger Lafontant affirmait avoir le soutien de l’armée, le général Hérard Abraham et le haut commandement militaire de leur côté, avaient immédiatement condamné le coup de force.   Le général avait appelé la population à garder son calme. 

 

Cependant, si cela avait été fait à cette date du 7 janvier 1991, les secteurs dits « anti-démocratiques et anti-changements » seraient bien heureux de se débarrasser de Jean-Bertrand Aristide le plus tôt possible.  Si le coup de Lafontant était d’empêcher l’investiture du président élu le 16 décembre, par contre, ce que concoctaient les élites apatrides de ce pays, c’était de mettre K.O la nouvelle équipe au pouvoir. Et pour se faire, il n’y a pas d’autres moyens que de chasser du pouvoir le président Jean-Bertrand Aristide. 

 

Le coup d’État du 30 septembre 1991

 

Sept mois après l’investiture du président Aristide, l’armée d’Haïti, avec les élites du pays et une frange de l’international, avaient saboté le processus démocratique entamé le 7 février 1991.   Oui, avec ce coup, les militaires, tout en exécutant le projet macabre d’une bourgeoisie rapaste, s’étaient opposés contre le rêve fou que le peuple croyait lavalassement possible avec le jeune prêtre Jean-Bertrand Aristide. 

 

C’est comme si c’était hier en dépit du fait que cela fait déjà trente ans. Je me rappelle ce lundi matin.  Alors que ma femme était au bureau et que moi à la maison avec mes deux enfants, quand un ami, étudiant de ‘’Brooklyn College’’ m’avait appelé pour m’annoncer le coup d’État des militaires contre le président Aristide.  Militant rempli de fougue à l’époque, dans un sac au dos pour enfants, je mettais quelques biberons remplis de jus, d’eau, de lait puis quelques couches pour mon fils et ma file, respectivement deux ans, et cinq mois pour rejoindre en direction du Bureau des Nations-unies à Manhattan, les premiers groupes de protestataires.  Ils n’étaient pas nombreux.  À peine une cinquantaine.  Avec eux, nous étions les premiers qui, par anticipation, réclamaient des sanctions contre les militaires de Port-au-Prince au cas où leur tentative de coup de force contre le président fraichement investi dans ses fonctions aurait réussi.           

 

Dans l’après-midi, comme les organisateurs de la manifestation étaient informés que le président et quelques membres rapprochés de son équipe étaient à ses bureaux au Palais national, donc l’ordre était intimé aux protestataires de rentrer chez eux. Ainsi, j’avais pris le train avec mes enfants pour rentrer chez moi. À la sortie de la station de train à l’intersection de Beverley Road et de Nostrand Ave, j’avais rencontré un des supporteurs malades d’Aristide qui me disait : pitit gason m, ou pa bezwen pè, tout bagay sou kontwòl/mon fils, tu n’as pas à t’inquiéter, tout est sous contrôle.  

 

Arrivé chez moi, après avoir changé les enfants, et leur donner à manger, j’étais branché sur une petite station de radio (Guinen) communautaire d’alors. C’était à ce moment qu’un correspondant de la station de radio de Port-au-Prince annonçait qu’on venait d’arrêter le président Aristide au Palais national. Il est entre les mains des militaires putschistes qui sont très en colère contre l’élu du 16 décembre, annonçait le correspondant. Ainsi, comme par magie, mon appétit fut coupé.

 

La mobilisation de la communauté haïtienne de New York contre le coup de force

 

À la nouvelle de l’arrestation du président Aristide par les militaires, Brooklyn était mobilisé. Ses supporteurs étaient sur pied de guerre. Dans l’intervalle, comme ma femme rentrait du bureau, donc c’était avec empressement que j’avais laissé les enfants à sa disposition pour aller rejoindre les compatriotes qui protestaient contre le coup de force des militaires. Ainsi, avec un groupe d’amis, on était allé à Eastern Parkway (Brooklyn) où se trouvait le bureau privé de Wilson Désir qui était à l’époque le Consul Général d'Haïti à New York. Les larmes aux yeux, jeunes et moins jeunes, hommes et femmes, tous ils crachaient leurs frustrations contre les militaires de facto de Port-au-Prince. On pouvait lire sur le visage de chaque personne présente, de la désolation, de l’indignation pour ce qui venait d’arriver. C’est comme si c’était la fin d’un si beau rêve.  

 

À l’époque, étant étudiant en science politique à ‘’Brooklyn College’’, institution qui se trouve à ‘’East Flatbush’’, zone où réside une forte communauté haïtienne, donc avec d’autres amis étudiants, on était parmi les premiers groupes de jeunes et d’étudiants qui protestaient contre le coup des putschistes.

 

D’une réunion à Medgard Evers College (Bedford Ave, Brooklyn, New York), avec un groupe d’amis activistes de Brooklyn, la Confédération des Étudiants Haïtiens de New York fut créé.  

 

Entre-temps, au Club Haïtien de Brooklyn College, dans le but de trouver un organe pour véhiculer les messages du mouvement des jeunes, avec un groupe d’étudiants très dynamique, on avait créé le Magazine ‘’Les Kako’’.  

On ne s’était pas arrêté là.  Pour continuer la mobilisation du retour au pouvoir de l’élu du 16 décembre, on était sur tous les fronts.  Ainsi, le 27 avril de la même année (1992), sous l’initiative de la Confédération des Étudiants Haïtiens de New York et du Club Haïtien au Brooklyn College (HASA/Haitian American Student Association), à l’Auditorium de Whitman Hall de cette même institution universitaire, on a invité le président Aristide et son équipe à prendre la parole et délivrer un message à ses supporteurs des communautés de Connecticut, de Pennsylvania, de New Jersey et de New York.

Devant une audience composée en majeure partie de Lavalassiens et de supporteurs à la cause démocratique, le président Aristide avait, comme d’habitude, électrifié la foule avec des mots et des formules éloquentes dont lui seul connaissait le secret.  On se souvient encore de cette phrase : jou ale, jou vini, jou sa, ha, ha.  

Comme, en dépit des efforts diplomatiques de la communauté internationale, Jean-Bertrand Aristide était encore en exil à Washington, donc la mobilisation pour son retour au pouvoir continuait un peu partout, particulièrement dans les grandes communautés haïtiennes en diaspora.

Ainsi en juin 1993, toujours dans le cadre de la grande mobilisation pour le retour à l’ordre démocratique, avec des jeunes de Connecticut, de New Jersey et de New York, le mouvement ‘La Jenès Reyini’ a été créée. À l’exception de quelques rencontres à l’église catholique St Francis de Brooklyn et à New Jersey chez un de nos membres, c’était souvent au Consulat Haïtien de New-York qu’on se rencontrait pour parler de la mobilisation pour le retour à l’ordre constitutionnel du président en exil.  Puis, tout en structurant le mouvement, avec le support financier du président Aristide, en septembre 1993, à Standford dans l’État du Connecticut, on avait organisé une convention de trois jours où des officiels du gouvernement lavalas et autres leaders communautaires étaient invités à prendre la parole.  De cette convention de trois jours était sorti un document de résolution pour Haïti.

Ils étaient nombreux ceux-là de la Confédération des étudiants et de La Jenès Reyini qui voulaient, une fois que le président serait rétabli dans ses fonctions en Haïti, rentrer au pays pour contribuer selon leurs capacités professionnelles au processus de développement du pays.

Malheureusement, après le retour du président Aristide au pouvoir le 15 octobre 1994, aucun suivi n’avait été fait en ce sens.  Donc, comme l’avaient fait d’autres amis, je suis resté à New York pour poursuivre des études avancées en science politique et du même coup, avoir une carrière professionnelle pour prendre soin de ma famille.  Je ne regrette absolument rien.  Peu importe ce que disent ou pensent les gens, tout en étant un mari responsable, un père soucieux de ses enfants, et un étudiant assidu à ses cours, aux côtés d’autres jeunes combattants d’alors, j’ai lutté et contribué au combat de trois ans pouvant conduire au retour d’Aristide au pouvoir.  

Si pendant le coup de force des putschistes, les jeunes aussi bien que les étudiants de la FENEH (Fédération Nationale des Étudiants Haïtiens) avaient, tout en demandant le retour du président Aristide, affronté les militaires et les hommes du FRAPH dans leurs sales besognes, quant à nous ici aux États-Unis, spécialement dans des communautés comme Connecticut, New jersey, Pennsylvania et New York, à notre façon, ensemble, nous avions combattu un bon combat.     

 

Mais de toutes les préoccupations ou de toutes les questions...           

 

Pourquoi ce texte ?

 

Pourquoi un rappel sur le coup d’État du 30 septembre 1991, alors que des tonnes de documents ont déjà été écrits à ce sujet ? Est-ce une simple répétition de tout ce qui a été déjà dit ?

 

En science sociale, l’analyse d’un fait historique, vu quelques années plus tard, peut être comprise et interprétée de diverses façons. Mais peu importe comment on comprend l’analyse du coup de force du 30 septembre, pour avoir remporté les élections présidentielles et législatives de décembre 1990 contre toutes les forces réactionnaires qui, depuis 1804, empêchaient le développement d’Haïti, les dirigeants du mouvement Lavalas devraient s’attendre à des réponses musclées venant du statu quo national et international.  Même si c’était de deux différentes époques et des pays avec des cultures différentes, Aristide et ses alliés devraient se servir des expériences des coups d’État contre des dirigeants populaires de gauche de la région, particulièrement les coups de force contre les présidents Jacobo Arbenz au Guatemala en 1954 et de Salvador Allende au Chili en septembre 1973.  Oui, ils devaient se méditer non seulement sur ce qui s’était passé au Guatemala, et au Chili le 11 septembre 1973, mais aussi comment les laboratoires des puissances occidentales ont fait pour renverser Allende.    

 

Si le concept du nouvel ordre mondial et le discours des amis de l’occident à propos de la démocratie n’avaient pas, officieusement, empêché les ambassades des grandes puissances de Port-au-Prince de préparer le coup de force contre Jean-Bertrand Aristide, aussi populaire qu’il était, donc tout est encore possible avec ces donneurs de leçons. Ainsi, une tranche de notre histoire politique revisitée pour tenter de comprendre davantage la manière dont les mécanismes de déstabilisation étaient mis en place par des forces obscurantistes pour renverser un dirigeant progressiste, et le garder en exil pendant trois ans, n’est pas un article de plus à lire dans les colonnes des journaux locaux par tous ceux et celles qui aspirent à diriger Haïti, surtout s’ils comptent emprunter la voie du changement pour le peuple.     

 

De génocides en génocides, de phénomènes migratoires en phénomènes migratoires, de coups d’État en coups d’État, l’histoire se reproduit.  « Le devenir des sociétés humaines désigne-t-il un retour perpétuel des mêmes événements ou des mêmes problèmes, une répétition, ou bien l'avènement de successions ou possibilités rigoureusement nouvelles. » 

 

« L'histoire est un perpétuel recommencement : cette affirmation que l'on attribue à l'historien grec Thucydide peut nous laisser penser qu'à l'avenir nous connaîtrons probablement d'autres crises similaires. » 

 

« Celui qui ne sait pas tirer les leçons de trois mille ans d’Histoire vit au jour le jour, affirmait Goethe.   Si l’on peut en tirer des leçons, c’est donc que l’Histoire a vocation à évoluer, et le futur à être différent du passé. » 

 

« C'est pure illusion de croire que ce qui s'est produit d'inacceptable ne se reproduira plus au nom d'une intelligence mûrie par l'expérience.   L'histoire n'est donc en rien un parcours linéaire qui partirait d'un lointain obscur pour gagner insensiblement en maîtrise et en grandeur. » 

 

Thucydide nous a pourtant instruit de tout cela, mais nous n’intégrons pas cette vérité dans nos réflexions, seules les conséquences du moment nous importent. Alors un bon médecin vous expliquera, que « ce ne sont pas les conséquences qu’il faut traiter ce sont les causes. Supprimez les causes, les conséquences disparaissent. » 

 

30 septembre 1991, une journée de terreur

 

Le soir du 30 septembre, au Grand Quartier Général de Port-au-Prince, suite à de négociations entre les militaires, dirigé par le brigadier-général Raoul Cédras, et les ambassadeurs de France, du Venezuela et des États-Unis, Aristide s’envolait pour le Caracas au Venezuela. De là, le président s’était provisoirement réfugié pour finalement aller s’établir à Washington aux États-Unis.  C’était pendant ce long séjour à la capitale américaine qu’Aristide avait commencé le long processus de négociations qui allait être l'objet d'attentions entre lui de son exil á Washington et les acteurs politiques haïtiens et alliés de Port-au-Prince, particulièrement les hommes en uniformes au Champs de Mars. « La communauté internationale a réagi avec force, condamnant le coup d'État et les violations des droits de la personne perpétrées par la suite par le régime militaire. L'Organisation des États Américains (OEA) a exigé le retour du président Aristide et imposé des sanctions économiques à Haïti pour forcer les militaires à satisfaire à son exigence (U.S. Department of State 10 janv. 1992). »

 

Si le soir du putsch, le leader Lavalas n’avait pas été assassiné au Palais national, dans la foulée, le capitaine Fritz Pierre-Louis, un des gardes rapprochées du président, n’avait pas eu cette chance.  Il y a plusieurs versions sur la mort de ce jeune officier.  Certains disaient qu’il s’est suicidé parce qu’il ne voulait pas retourner en exil pour une autre fois. Peu importe la vraie version sur la mort du capitaine, il faisait partie des premières victimes du coup de force des militaires de l’armée d’Haïti. Cet assassinat fut le début de toute une très longue série de tuerie et de persécution politique sur des sympathisants d’Aristide.  

 

Lors du putsch de Lafontant le 7 janvier 1991, le peuple était mobilisé dans les rues pour dire non au pouvoir macoute que voulait imposer l’ancien ministre de l’intérieur de Jean-Claude Duvalier, mais dans la nuit du dimanche 29 au lundi 30 septembre, les militaires avaient perpétré un massacre sur la population où plusieurs dizaines de personnes, notamment des sympathisants du président Aristide ont été tuées. « Pour éviter un avortement du coup d’État, les dirigeants militaires ont pris certaines précautions : Dès le soir, ils ont placé des soldats dans tous les quartiers stratégiques de la capitale. Ces soldats ont reçu l'ordre formel de tirer sur tout ce qui bouge. Les militaires n'ont pris aucun risque possible. Ils ne voulaient surtout pas avoir le même scénario que Roger Lafontant. En apprenant, la nouvelle du coup de force, les sympathisants d'Aristide habitant dans la capitale ont essayé, en vain, de se regrouper afin de prendre d'assaut les rues de la capitale. Les petits soldats sous les ordres de leurs supérieurs ont ouvert le feu ; et la résistance du peuple Haitien (des jeunes surtout) a été anéantie dans effusion de sang. »

Port-au-Prince, capitale du pays où se trouvait des bataillons militaires, était aussi la commune où Aristide avait autant de supporteurs, particulièrement dans des zones comme : Cité Soleil, La Saline, Solino, Carrefour-feuilles et Bel-Air etc.  C’était dans cette commune du département de l’Ouest et dans d’autres régions avoisinantes dans l’air métropolitain que les militaires de Raoul Cédras et de Michel François avaient fait beaucoup de victimes. « Dans les rues de Port-au-Prince gisaient des milliers de morts, des milliers de blessés. On dirait, ce jour-là que nos rues étaient transformées en une morgue géante. Des blessés conduits clandestinement à l'Hôpital d'État, ont été retrouvés et exécutés sur place par les militaires. Des Ninjas portant des Cagoules noires et circulant dans des Pick-ups rouges ont pris la relève des militaires. Les militaires et les groupes Paramilitaires ont ramassé certains cadavres et s'en allaient les jeter à "Titanyen" ; les blessés trouvés parmi les cadavres ont été aussi jetés au même endroit. Bref, devant la détermination des militaires de reussir ce coup de force, la résistance héroïque du peuple haitien a été vaincue ce jour. »

Dans son éditorial au Quotidien le Nouvelliste en date du 30 septembre 2013, titré : Il y a de cela 22 ans, Frantz Robert Duval, lui aussi, expliquait cette journée macabre des militaires. « Un 30 septembre. Un lundi. Comme aujourd'hui. La nuit recouvrait Port-au-Prince sans étouffer les détonations, les râles d'agonie, les pleurs, les cris ni le cliquetis joyeux des flûtes de champagne. Ce jour-là, en 1991, sept mois après la prestation de serment du premier président démocratiquement élu de l'après 7 février 1986, le pouvoir changeait de mains. De façon sanglante et brutale. La démocratie naissante s'était fait manger par ceux qui pensaient n'avoir pas encore fini de jouir des bienfaits du pouvoir. La démocratie naissante mourait au berceau faute des soins attentifs de ceux qui en avaient la charge. »

Frantz Robert Duval n’est pas le seul à pouvoir commenter le coup contre l’élu lavalas, puisque selon d’autres observateurs avisés « le coup d’État du 30 septembre 1991 contre le président Aristide reste et demeure l’un des plus grands coups d’État orchestrés par des militaires des forces armées d’Haïti, dans toute l’histoire du pays. C’était un véritable coup de force qui désarçonnait les racines de l’espoir de tout un peuple. JBA était la figure emblématique de la nouvelle marche de cette société qui venait de subir les atrocités de la dictature. Les petits soldats du régime ont laissé des souvenirs indélébiles dans le mental des gens. L’homme qui symbolisait la rupture à ce sinistre passé n’était autre que lui, JBA. » (Regards sur le monde. 2 octobre 2014)

Aristide faisait peur…

 

Le discours enflammé du président Aristide à l’aéroport de Maïs Gâté lors de son retour des Nations-unies le 27 septembre 1991 avait été interprété comme étant la cause occasionnelle au départ forcé du chef de l’État.   Mais s’il y avait une cause occasionnelle, dans l’ensemble, il y avait d’autres causes plus profondes que le simple fait d’un discours dérangeant. L’élu des élections du 16 décembre 1990 était arrivé au pouvoir dans un contexte où il était non seulement coincé par le statu quo en Haïti, mais internationalement désapprouvé par de puissantes ambassades à Port-au-Prince. Faut-il bien se rappeler qu’en réalité, ce qui inquiétait la communauté internationale, la bourgeoisie haïtienne, les églises (catholique et protestante) et l’armée d’Haïti, c’est ce qu’Aristide représentait ou symbolisait : « l’ascension des forces populaires de gauche. »

 

Avec un discours en faveur des pauvres, Aristide menaçait les classes dominantes du pays qui, depuis l’indépendance d’Haïti en 1804 gardaient les masses défavorisées dans la crasse et la misère. Donc, parler d’augmentation de salaire minimum pour les ouvriers, de programme d’alphabétisation, de la baisse du prix des denrées alimentaires, de la perception de frais d’importation, de la hausse des impôts pour les riches, c’est comme parler de réforme agraire pendant l’administration de l’Empereur Jean-Jacques Dessalines. Ainsi, compte tenu du fait que le nouveau président représentait une menace contre le statu quo en Haïti, l’assassinat du projet social et politique qu’il incarnait était devenu l’obsession des putschistes et des réactionnaires locaux aussi bien qu’une frange de l’international. 

 

En guise de conclusion 

 

Le coup d’État du 30 septembre 1991 contre le président Aristide avait un double aspect politique. À court terme, il visait à saboter toutes formes de changement que l’administration voulait initier. Dans le long terme, il visait aussi à casser le mouvement grandissant du secteur populaire acquis depuis le départ de Jean-Claude Duvalier le 7 février 1986.  Le message des masses populaires lors des élections générales de décembre 1990 était clair. Ces dernières avaient signé leur entrée avec fracas sur la scène politique et entendaient devenir un acteur majeur sur un échiquier politique séculairement pris d’assaut par les élites traditionnelles, en majeure partie. Donc l’idée derrière ce coup de force était de s’assurer de la démobilisation des têtes de pont des mouvements syndicaux, étudiants et organisations populaires pour que dans le futur ces mouvements sociaux ne puissent jouer un rôle aussi déterminant dans l’avenir politique d’Haïti. Car leur émergence dans les grandes décisions politiques du pays menaçait, en quelque sorte, les centres traditionnels de pouvoir que représentaient certaines institutions dominantes d’Haïti et de la communauté internationale. Par conséquent, le secteur populaire, les associations de jeunes et d’étudiants, les paysans et les mouvements syndicaux seraient, au-delà de la personne d’Aristide, les principaux groupes ciblés par les militaires putschistes du coup d’État du 30 septembre 1991 qui faisaient les sales besognes pour le compte du statu quo local et international. 

 

À travers cet extrait tiré de mon livre sur le coup de force du 30 septembre 1991, je ne cherche pas à passer en revue d’autres documents qui sont déjà écrits sur le coup d’État des militaires haïtiens contre le président démocratiquement élu du 16 décembre 1990.  Je veux seulement partager mon point de vue sur ce qui s’était passé en cette date macabre dans l’histoire de ce pays - le coup de force des militaires avec le support de leurs alliés nationaux sur le terrain aussi bien de ceux de l’international.  C’est une tranche d’histoire politique à méditer, à re-méditer, à se réapproprier pour mieux savoir comment contourner les obstacles qui empêchent les Haïtiens de maîtriser leur propre destin national à travers, comme disait Leslie Manigat, le “ récitatif des conjonctures”.

 

Mon dernier livre : Le coup d’État du 30 septembre 1991 : un coup fatal porté au processus démocratique en Haïti ? sera disponible très bientôt.                                                                       

 

 

Prof.  Esau Jean-Baptiste

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